La neurodiversité France

Pourquoi il faut liquider l’héritage de Frances Tustin ?

La Neurodiversité France a pris publiquement position contre la psychanalyse, ce qui peut légitimement conduire à en questionner les raisons. Nous proposons une seconde partie d’explication, faisant suite à l’analyse des écrits de Charles Melman.

Penchons-nous sur les écrits de Frances Tustin, et sur ce qu’ils ont entraîné pour les personnes autistes qui ont subi l’application de ses hypothèses.

Frances Tustin, c’est qui ? Une psychanalyste britannique, née en 1913 et qualifiée de « pionnière » dans le « traitement de l’autisme » sur divers sites web de croyants en Freud et Lacan (par exemple, ici : https://melanie-klein-trust.org.uk/fr/writers/frances-tustin-2-2/). Est-il besoin de préciser qu’aucune preuve scientifique ne soutient que les hypothèses élaborées par Frances Tustin aient jamais aidé (et encore moins… « guéri ») un enfant autiste ?

Elle débute sa carrière en tant qu’institutrice, mais s’intéresse ensuite à la psychanalyse, et sort diplômée de la Tavistock clinic en 1952. Elle publie son premier article, « A significant element in the development of autism : A psychoanalytic approach », en 1966.

Les " autosensuels pervers "

Tustin observe un enfant de trois ans prénommé John, sur plusieurs années. John est un enfant devenu verbal, qui a par la suite fréquenté l’université. Il ne correspond donc pas au profil des enfants autistes non-verbaux et très lourdement handicapé.

Tustin élabore une hypothèse à partir d’une explication anodine fournie par John à propos de ses croyances d’enfant : il croyait que le « bouton rouge », mot par lequel il désignait le mamelon du sein de sa maman, faisait partie de sa propre bouche, et que celle-ci contenait « un trou noir avec un méchant piquant » (Tustin 1977, p. 25).

Pour toute personne non-psychanalyste, cette phrase serait au rang de nombreuses croyances enfantines sans conséquences. Mais Frances Tustin, psychanalyste, range cette observation dans le cadre référentiel correspondant à ses croyances, un cadre à base de « sexualité infantile ». Elle se saisit de cet exemple pour prétendre que l’autisme se fonde sur un fantasme de non-continuité ressenti par les enfants, entre le corps de leur maman et le leur. Les enfants non-autistes de cet âge auraient une illusion de continuité entre leur propre corps et le mamelon du sein (qu’elle désigne comme un « objet de jouissance »), les enfants autistes n’en auraient pas.

Si à ce stade, vous trouvez déjà cette hypothèse très étrange, attendez la suite !

Toujours selon Tustin, chez les enfants autistes, puisque la continuité entre la bouche, la langue, le mamelon et le sein est rompue, l’enfant « fantasme » un « sein au mamelon cassé », et imagine un « trou noir habité d’objets persécuteurs » dans sa bouche ; c’est alors que pour s’en protéger (psychogenèse de l’autisme !), il construit un « délire de fusion avec son environnement », dans lequel toute altérité est annulée, en recourant à… ses propres sécrétions, telles que ses larmes, sa salive, son urine et son caca.

Tustin décrit aussi des « objets autistiques », utilisés seulement pour des « sensations de surface », et parle d’« autosensualité perverse » (version originale en anglais : perverse autosensuality). Pour le dire en d’autres mots, Tustin assimile l’autisme à un ensemble d’aberrations « auto-sensuelles » perverses et dressées comme des barrières protectrices en réaction à un traumatisme durant l’enfance, un traumatisme d’arrachement du corps de la mère nourricière.

Qui est plus « pervers(e) », entre un enfant autiste de trois ans qui s’intéresse à un objet, et une psychanalyste qui prête des pensées sexuelles à cet enfant de trois ans ?

Autistes à carapace et autres fadaises

On doit aussi à Frances Tustin une tentative de « classement » de l’autisme, largement inspirée par la notion de « forteresse vide » chère à Bruno Bettelheim. Ce « classement » ascientifique est toujours enseigné dans certaines universités, d’après les informations que nous avons recueillies auprès de nos amis de l’APSU (Association pour la psychologie scientifique à l’Université) ; non pas au chapitre « histoire », mais durant des cours prétendant expliciter ce qu’est l’autisme à de futurs psychologues.

Pour Tustin, il existerait trois « formes d’autisme » :

Ce pseudo-classement de l’autisme est progressivement remis en cause depuis les années 1980, les causes génétiques étant majeures dans l’origine de l’autisme.  En 1991, Tustin propose une révision de son système de classement :

J’en suis venue à la conclusion que je faisais une erreur en suivant la tendance générale des psychanalystes qui utilisent le terme d’autisme pour designer à la fois un stade précoce du développement infantile et une pathologie spécifique. Je me rends compte maintenant qu’il est plus correct et clair pour notre pensée de réserver le terme d’autisme uniquement à certains états pathologiques spécifiques, dans lesquels il y a une absence de relations humaines et un appauvrissement massif de la vie mentale et émotionnelle ; ces anomalies résultent d’un blocage de l’éveil de la conscience dû au développement aberrant et précoce des procédures autistiques

Une « révision » à côté de la plaque, puisque l’autisme en tant qu’« états pathologiques spécifiques », pour reprendre ses termes, ne résulte pas d’une psychogenèse ! Rien ne justifie plus l’enseignement des hypothèses de Tustin hors d’un cours d’histoire.

Influence des hypothèses de Tustin

Frances Tustin a vraisemblablement joué un rôle dans l’absence de mise en place d’interventions et d’éducations auprès des enfants autistes en établissement dit spécialisé.

Si des « barrières autistiques » ont été dressées par les enfants pour se protéger après un traumatisme infantile, alors rien ne sert d’intervenir auprès de l’enfant, la «solution » étant de chercher quand la maman s’est montrée « trop fusionnelle » avec lui.

Dans le sillage de la psykk à la Tustin, paraissent plusieurs « articles » détaillant le rapport des enfants autistes institutionnalisés avec… leurs excréments ! Pour Jean-Claude Quentel (1997), la défécation pose un problème aux enfants autistes parce qu’elle « oblige à mettre en jeu cette limite du corps par rapport à ce qui se pose alors comme extérieur » (Quentel, J. (1997). II. L’imprégnation. Dans : , J. Quentel, L’enfant: Problèmes de genèse et d’histoire (pp. 199-249). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.).

En 2005, Claude Allione décrit l’enfant autiste comme :

un enfant chez qui l’usage de la bouche en tant que bord a été – et reste le plus souvent – défail-lant. La bouche ne retient pas ce qui s’échappe du corps (bave, vomissures, cris), ni n’attrape ce qui lui est nécessaire (mamelon). De la même façon, l’œil ne fonctionne pas chez l’enfant autiste comme un bord, ni vis-à-vis des larmes, ni vis-à-vis du regard ; ou alors il est un trou fermé, hermé-tiquement étanche » […] il devient évident que ses sécrétions ont pour fonction d’empêcher la tri-dimensionnalité […] Tout se passe comme si, dans cette organisation très archaïque de l’enfant, les larmes, la bave, les fécès, etc., productions corporelles mi-internes mi-externes se confondaient avec la représentation sensorielle maternelle, comme une mère-masque, feuillet externe de la peau, prolongement des sensations de larmoiement, confusion confirmée de l’indifférenciation dedans-dehors… […] Dans cette hypothèse, l’autisme devient l’emploi perverti d’une libido que rien ne sait fixer, d’une énergie psychosexuelle laissée à l’abandon de façon terri-fiante.

En 2018, résumant les hypothèses de Tustin, Judith Mitrani décrit des…

comportements observables chez des adultes et des enfants ayant une enclave autistique, que l’on peut concevoir comme un délire dominé par la sensation

Jean-Claude Maleval prétend décrire une « structure autistique » (en 2019) en précisant que la « rétention de l’objet anal » chez les personnes autistes produit des… troubles de la défécation. Et d’en conclure :

Pourquoi la rétention du regard ? parce que, dit l’un, c’est trop inquiétant. Pourquoi chercher à éviter la défécation ? Par peur, confie un autre, que les poumons explosent. Pourquoi le mutisme ? Par crainte, pour certains, de se vider le cerveau. Tous ces phénomènes suggèrent fortement que l’autisme s’enracine très tôt dans une crainte d’entrer en interaction avec les autres, qui ne relève pas d’une incompréhension des relations sociales, mais d’une angoisse irrationnelle que le sujet ne maîtrise pas

(Maleval, J. (2019). Esquisse d’une structure autistique. Les Lettres de la SPF, 42, 91-100. https://doi.org/10.3917/lspf.042.0091)

Résistance salutaire !

Pour une grande partie des psychanalystes, résister à l’interprétation psychanalytique signifierait… qu’ils ont raison, car l’inconscient se défend.

Leur reprocher une interprétation pipi-caca à côté de la plaque n’a donc que rarement pour effet de les encourager à revoir leurs hypothèses.

Au contraire, cela les conforte dans l’idée que Tustin aurait vu juste avec ses délires de fusion, objets autistiques, carapaces et autre « auto-sensualités perverses », poursuivant la liste inter-minable des écrits qui détaillent, jusqu’à la nausée, le rapport des personnes autistes avec leurs excréments.

La première personne autiste à mettre en cause les hypothèses de Tustin est, à notre connaissance Gunilla Gerland, une femme d’origine suédoise, en 1998 et 1999.

Elle s’oppose à la « recension très positive » d’un livre-hommage prétendant décrire le monde intérieur « déroutant » des enfants autistes. Gerland décrit ses expériences et celle de ses amis autistes avec des psychanalystes, la manière dont l’expérience personnelle est systématiquement tordue et déformée pour entrer dans le cadre des croyances psychodynamiques, à travers des digressions à n’en plus finir au sujet d’objets, de sécrétions, et de relations maternelles (Gunilla Gerland, Now is the time! Autism and psychoanalysis, Code of Good Practice on Prevention of Violence against Persons with Autism, 1998 ; voir aussi (en) Gunilla Gerland, « Letter to the Editors: Autism and Psychodynamic Theories », Autism,‎ 29 juin 2016 (DOI 10.1177/1362361399003003008lire en ligne).

Cependant, l’héritage de Tustin n’a pas été déconstruit dans des publications scientifiques relues par des pairs non-psychanalystes.

Dans un contexte où 90 % des femmes autistes interrogées par l’association AFFA témoignent avoir été victimes de violences sexuelles avant l’âge de 15 ans (source : https://informations.handicap.fr/a-9-femmes-autistes-sur-10-victimes-violences-sexuelles-32831.php), le rôle de la croyance aux théories de Frances Tustin dans ces agressions (qui concernent aussi les garçons et les hommes !) devrait être sérieusement questionné.

Le Pr Joël Swendsen, qui avait entamé ce travail salutaire sur l’héritage de Françoise Dolto, est malheureusement décédé durant l’été 2022, sans avoir pu poursuivre sa mise en lumière du lien entre les théories psychanalytiques de l’autisme et la pédocriminalité.

Il faut liquider l’héritage de Frances Tustin, et rendre aux victimes de ces hypothèses absurdes leur place de victimes.

Est-il raisonnable qu’en 2022, de l’argent public soit dépensé pour permettre à des psychanalystes de rédiger des pages et des pages parlant du rapport des personnes autistes avec leur caca ?

Bibliographie

Allione, C. (2005). Quelques remarques sur la question de l’autoérotisme et de l’autisme dans l’œuvre de Frances Tustin. Cliniques méditerranéennes, no<(sup> 72), 199-217. https://doi.org/10.3917/cm.072.0199

Mitrani, J. (2018). Sensualité, auto-sensualité et sexualité dans l’œuvre de Frances Tustin. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 8, 89-110. https://doi.org/10.3917/jpe.015.0089

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