
En complément de l’article consacré à Futurapolis Santé 2022, je souhaiterais partager les écrits d’une chercheuse qui a largement nourri cette rédaction.
Il s’agit d’Anne McGuire, professeure adjointe en filière d’enseignement, dans le programme d’études sur l’équité du New College, à l’Université de Toronto. L’ouvrage tiré de sa thèse, publié en 2016 sous le titre de War on autism, fut le premier lauréat du prix Tobin Siebers récompensant les études sur le handicap dans les sciences humaines. Il n’a jamais été traduit en français. Son autrice a pourtant elle-même abondamment lu les travaux du philosophe Michel Foucault.
Pourquoi parler de War on autism (en français : la guerre contre l'autisme) ?
Pendant que des psychanalystes hexagonaux se posaient en humanistes victime d’une « bataille de l’autisme », Anne McGuire s’est intéressée à la guerre menée contre l’autisme, à ses causes et à ses conséquences sur le vécu des personnes concernées. Ses travaux s’inscrivent dans le domaine des analyses de la justice sociale, tout en permettant de comprendre les raisons fondamentales de la naissance du mouvement de la neurodiversité. En 1993, Jim Sinclair prononçait son célèbre discours Don’t mourn for us (traduction : « Ne nous pleurez pas » ou « Ne vous lamentez pas pour nous »), expliquant que l’autisme n’est ni une maladie, ni un appendice indésirable, mais qu’il fait partie de l’identité profonde, ou du moins, est vécu comme tel par ceux et celles qui deviendront les premiers militants historiques de la neurodiversité. La naissance du mouvement de la neurodiversité s’inscrit donc dans ce contexte de résistance à la guerre contre l’autisme. McGuire base une grande partie de son travail sur les perspectives des adultes autistes eux-mêmes, en accord avec la notion de savoir situé. Elle s’appuie ainsi en grande partie sur les travaux universitaires et militants autistes du mouvement de la neurodiversité, entre autres sur Jim Sinclair, Ari Ne’eman, Julia Bascom, Lydia Brown, Melanie Yergeau, Mel Baggs et Amy Sequenzia.
Sa démonstration repose également sur une analyse de la rhétorique mobilisée dans le champ de l’autisme, un discours militaire tourné contre les personnes autistes elles-mêmes. Le résultat de cette rhétorique omniprésente est l’imposition dans le débat public d’une « sensibilisation à l’autisme » positionnée contre l’existence de l’autisme. Tout part d’une simple question : qui ce discours prétendant « vaincre l’autisme » ou bien « guérir l’autisme » sert-il ? McGuire démontre que les recherches scientifiques sur l’autisme sont depuis longtemps axées, non pas sur l’amélioration de la vie des personnes autistes, mais sur la prise en compte des préoccupations et des conditions de vie de personnes non autistes, tout particulièrement celles de parents d’enfants autistes qui ne sont pas autistes eux-mêmes. Dans ce contexte, le recours à la violence contre les personnes autistes est « pensable, raisonnable et même normal » (p. 9). Cette violence commence dès la petite enfance, via des campagnes de repérage de « signaux d’alarme » visant à inciter les parents à surveiller tout développement « lent » ou « anormal » de l’enfant. Avec ces premiers repérages, l’enfant autiste est placé dans une position d’infériorité par comparaison à une norme arbitraire de « bon développement ». La violence se poursuit à travers les campagnes de « sensibilisation » d’associations brandissant ou manipulant des chiffres épidémiologiques pour lever des fonds en assimilant l’autisme à un grave problème de santé publique. C’est tout particulièrement le cas dans les campagnes de l’association américaine Autism Speaks, qui a annoncé une montée en flèche du nombre de diagnostics d’autisme, puis comparé l’autisme à une entité terroriste qui retient les enfants et les familles en otage (p. 153). Autism Speaks a également produit un court-métrage dans lequel une voix désincarnée dit : « Je suis l’autisme […] je vais comploter pour vous enlever vos enfants et vos rêves » (p. 15), assimilant l’autisme à un monstre qui détruit des enfants « normaux » et des familles.
Spot TV de la campagne médiatique « Le Grand Don » – 2014
Anne Mc Guire écrit dans un contexte canado-américain, aussi elle ne mentionne ni l’influence néfaste des dogmes psychanalytiques, ni les campagnes de l’association française Vaincre l’autisme, dont la rhétorique est en tous points comparable à celle d’Autism Speaks : présenter un nombre élevé de personnes « souffrant d’autisme », puis dérouler un discours martial pour assurer que l’autisme peut être combattu et vaincu. Elle souligne que l’autisme est rarement défini, n’apparaissant qu’à travers des avertissements de type « drapeau rouge » dans des campagnes de sensibilisation, à travers des faits biomédicaux à puces dans les brochures d’information, ou sous forme de statistiques inquiétantes dans des rapports politiques.
Les efforts de plaidoyer du courant dominant se concentrent sur l’élimination de la « menace », créant une confusion entre l’autisme et les personnes autistes elles-mêmes, tout en normalisant la violence à leur égard. Cette logique de violence sous-jacente et omniprésente présente l’autisme comme une menace pathologique, qu’il convient d’éliminer (p. 99). McGuire cite longuement des cas d’infanticides, généralement des filicides commis par des mères, parmi les conséquences de ce discours martial. Les témoignages des meurtriers évoquent un désir de « tuer l’autisme », dans l’espoir de rendre leurs proches « normaux ». Si chaque meurtre est traité individuellement, le motif invoqué pour chacun d’entre eux est « l’autisme », ou bien « la vie avec l’autisme » (p. 199-202).
McGuire détaille aussi le contexte des travaux menés par Lovaas, qui donneront naissance à l’analyse comportementale appliquée (ABA) : avant de développer l’ABA, Lovaas a travaillé sur le Feminine Boy Project, notamment avec un jeune garçon de 4 ans, afin de faire disparaître ses comportements féminins. Ce projet est à l’origine des thérapies de conversion, qui recourent aux traitements de choc et autres insultes verbales pour prétendre « guérir les pulsions homosexuelles ». Si ces thérapies de conversion sont désormais illégales dans la plupart des pays occidentaux, l’application de l’ABA dans le domaine de l’autisme vise trop souvent la suppression de toute caractéristique évoquant l’autisme chez les enfants, plutôt qu’à leur permettre des apprentissages utiles pour eux-mêmes à long terme. Là aussi, le contexte canado-américain est à différencier du contexte français, où l’ABA est arrivée beaucoup plus tardivement. En France, outre l’existence documentée d’auticides (meurtres de personnes autistes parce qu’autistes), le résultat des discours publics martiaux contre l’autisme a pu se concrétiser à travers la création de projets de recherche des « causes de l’autisme », fallacieusement présentés (dans le cas de la cohorte Marianne, entre autres) comme devant permettre des améliorations futures de la vie des personnes concernées, alors que ces mêmes projets mèneront vraisemblablement… au dépistage prénatal des personnes comme nous. Les travaux d’Anne McGuire montrent ici toute leur pertinence pour comprendre par quel cheminement la « guerre contre l’autisme » conduit à l’élimination des personnes autistes elles-mêmes.