Juliette Speranza et Céline Hasbrouck, membres de la Neurodiversité-France nous proposent à l’occasion de cette interview croisée, une réflexion subtile sur la neurodiversité à l’aune de la scolarité d’enfants en situation de polyhandicap.
Le constat est sans appel : la société doit changer sa vision des choses.
Céline HASBROUK, vous travaillez dans un IEM auprès d’enfants polyhandicapés non-oralisants (vous revendiquez votre rôle d’enseignante), estimez-vous que ce public diffère fondamentalement des enfants dits « normaux » ?
A première vue, oui. Ce sont des enfants qui ne parlent pas ou peu, qui ne marchent pas, qui ne jouent pas, qui ne manipulent pas, qui parfois ne nous regardent pas… Mais quand on les regarde au-delà de l’image que leur corps renvoie, quand on met un peu de côté leur grande dépendance et leurs besoins de soins, alors non. Ce sont des enfants. Des enfants « normaux » ? Quel enfant entre aujourd’hui dans la « case » des enfants « normaux » ? Ce sont des enfants avec leurs envies, leurs caractères, leurs spécificités, leurs points forts et leurs défis.
En tant qu’enseignante, ce sont des élèves qui questionnent, qui interpellent, qui sont en effet très différents des enfants dits « normaux » que l’on retrouve dans les classes dites ordinaires. Face à eux, nous nous retrouvons face à notre propre difficulté de communiquer avec eux, de les évaluer, de leur proposer des apprentissages adaptés qui sont trois fondamentaux de notre métier de professeur des écoles. Au fil du temps, nous avons appris à nous « apprivoiser », à travailler ensemble, à créer une relation de confiance réciproque et à travailler comme une enseignante avec ses élèves. Les méthodes sont bien évidemment différentes mais les objectifs et les compétences travaillés sont ceux de tous les enfants scolarisés.
Juliette SPERANZA, vous êtes allée à la rencontre de ces élèves, rencontre que vous relatez dans votre dernier ouvrage. Avez-vous eu l’impression, justement, que le fait qu’ils ne parlent pas soit un obstacle insurmontable ?
C.H. : La langue (c’est à dire l’ensemble des signes que nous utilisions pour communiquer) est un produit social. Le linguiste Whitney considérait que c’est par hasard et par commodité que nous avons choisi l’appareil vocal comme instrument de la langue. Cette hypothèse nous invite à repenser la communication, et de s’affranchir du langage oral comme condition de l’existence d’une pensée ou d’une intelligence.
Oui la « barrière de la langue » existe, mais la fatalité se nourrit de notre défaitisme. La curiosité, le tâtonnement, la déconstruction des normes et des certitudes qui régentent la communication, permettent de découvrir des compétences qui nous semblent « improbables ». Rencontrer ces jeunes, c’est faire une expérience humaine nécessaire : c’est travailler à l’expansion de notre compréhension de l’humain. C’est comprendre qu’il y a diverses manières de communiquer. C’est comprendre aussi que l’intelligence ne dépend pas de ce que nous sommes en mesure de dire. Rencontrer ces jeunes, c’est « bousculer » nos certitudes normocentrées.
En voyant les efforts déployés par les enseignantes pour entrer en communication avec leurs élèves, mais aussi leur attention au moindre signe, on comprend que la communication est une activité réciproque : l’échec de l’intersubjectivité est un échec des deux parties : c’est aussi à nous, oralisants, de déployer imagination et créativité, pour que l’interaction puisse se faire. Il nous incombe de dépasser les normes communicationnelles pour redonner au plus grand nombre possible, le droit de communiquer.
Céline, avec votre collègue et co-autrice Céline Carette, vous avez découvert que, contre toute attente, vos élèves savaient lire. Quel cheminement personnel vous a permis d’y parvenir ?
C.H. : Quand je suis arrivée à l’IEM, j’étais qualifiée (titulaire du CAPA SH), mais je n’avais jamais travaillé avec des enfants en situation de polyhandicap. Très vite, j’ai pris conscience que je n’étais pas compétente, je me suis beaucoup questionnée…
J’ai eu la chance de pouvoir partager mes questionnements avec ma collègue, Céline Carette. Nous avions les mêmes préoccupations et avons pu avancer ensemble, avec nos élèves. Nous avons souhaité évaluer leurs compétences en lecture. Là, nous avons appris que leurs stratégies de lecture étaient différentes des nôtres : ils lisent extrêmement vite, sont capables de citer le texte, n’ont pas besoin d’étayage au niveau de la compréhension…
C’est ensuite, une rencontre qui nous a permis de prendre conscience du chemin que nous avions parcouru et d’aller encore plus loin. En effet, quand nous avons rencontré E., nous nous sommes rendues compte que nous avions acquis des compétences pour enseigner avec ces élèves et les évaluer. Nous n’étions plus seulement qualifiées pour enseigner auprès des enfants en situation de polyhandicap, nous étions compétentes.
C’est ainsi que nous avons osé proposer à des enfants jamais scolarisés avec lesquels depuis des années nous tentions d’entrer en relation, en communication une évaluation basée essentiellement sur l’écrit. Si certains jeunes que nous avions rencontrés précédemment avaient appris à lire loin des bancs de l’école, pourquoi pas eux !
Juliette SPERANZA, vous insistez souvent sur la dimension éthique de l’acte d’enseigner, pourquoi est-ce aussi important ici ?
J.S. : Si l’on ne fait pas l’effort de réviser ses pratiques et ses valeurs, on risque de limiter son analyse à sa formation et à ses habitudes. Or, les choses, sont souvent bien plus complexes qu’un « mode d’emploi du jeune humain », et c’est ici patent : aucune norme scolaire ne peut rendre compte de leurs normes singulières et de leur vécu. Il faut donc considérer a priori la personne comme être de communication. Mel Baggs écrivait : « c’est uniquement quand j’écris quelque chose dans votre langage que vous parlez de moi comme d’un être de communication ». Pour considérer les compétences, et même la conscience de l’autre, nous attendons qu’ils se manifestent de manière similaire à la nôtre. Or, restreindre les capacités d’une personne à nos propres attentes, à nos propres représentations est profondément injuste. C’est incompatible avec les valeurs publiques de l’école : comment défendre l’égalité des chances quand on n’interroge pas cette notion d’égalité, d’équité ?
C.H. : Ethiquement, nous nous sommes posées mille et une questions ! Nous avons fait le choix de verbaliser auprès des enfants ce « test » et d’oser, d’essayer ! Et une fois de plus nous avons été bousculées : ces enfants avec lesquels nous n’arrivions pas à entrer en communication voire en relation se sont intéressés à notre proposition et ont commencé à communiquer avec nous par le biais de l’écrit. Des enfants en situation de polyhandicap, jamais scolarisés, qui n’ont d’autre moyen de communication que leur communication « archaïque », lisent et sont capables de communiquer grâce à leurs compétences de lecteurs !
Celine Hasbrouck, Vous avez éprouvé des difficultés à faire reconnaitre leurs compétences, et même leurs intelligences. À votre avis, quels sont les freins à la considération de leurs potentiels ?
C.H. : De nombreuses familles relatent que, lors de l’annonce du handicap, le couperet tombe ! Les tableaux cliniques présentent d’emblée la déficience intellectuelle. C’est comme ça, ce sera comme ça ! Il n’y a pas de place pour l’espoir…
Bien que la définition du polyhandicap ait évolué, il reste souvent associé à la déficience intellectuelle sévère. Les formations liées au polyhandicap sont aujourd’hui encore très axées sur le bien-être, la sensorialité… Les enfants en situation de polyhandicap ont des besoins d’accompagnement complexes. L’image que renvoie leur corps, leurs besoins de tout-petits (mise en bouche, exploration sensorielle…), leur sensorialité différente de la nôtre, leur grande dépendance… ne laissent pas toujours présager de leurs compétences cognitives.
L’évaluation des compétences cognitives de l’enfant en situation de polyhandicap est difficile. Plutôt que de partir du postulat de déficience intellectuelle, il serait plus judicieux de partir du postulat d’efficience intellectuelle et de chercher les moyens qui permettront à l’enfant d’exprimer leurs compétences, en sachant que les défis seront nombreux.
Pensez-vous que l’anthropologie portée par la neurodiversité soit en mesure de restituer leur dignité à vos élèves ?
La neurodiversité est une façon de voir l’humain qui permet de voir vos élèves différemment, de leur rendre leur statut d’humain, leur dignité d’être humain ?
C.H. : Très longtemps abandonnés, voués à l’infanticide parce qu’on leur refusait le droit d’être reconnus comme humains, puis perçus comme « inutiles à la société », les enfants en situation de polyhandicap ont été écartés des établissements éducatifs et rassemblés dans des lieux asilaires fermés permettant de manière prévalente des soins « palliatifs » physiques et d’hygiène au détriment d’une possibilité d’ouverture sociale et relationnelle jusque dans les années 1950-60. En 50 ans le regard de la société sur les personnes en situation de polyhandicap a changé : elles sont devenues des personnes éducables et aujourd’hui scolarisables.
La neurodiversité est un concept qui permet d’accepter tout un chacun quelle que soit sa façon de penser, sa façon de fonctionner… Elle reconnaît différentes formes d’« intelligences » sans hiérarchie, elle questionne la « norme ». Ainsi elle restitue pleinement la dignité d’êtres humains aux personnes en situation de polyhandicap. Ethan, jeune en situation de polyhandicap, dit : « ils pensent que je suis con donc je ne leur parle pas ».
Ils sont différents oui, mais comme tout le monde ! Malheureusement, ils sont encore trop « invisibles » et leurs compétences trop mal reconnues dans notre société…
J.S. : Céline a bien résumé l’apport du concept-mouvement de la neurodiversité dans notre approche de la diversité humaine. Il montre en effet à quel point notre conception de l’intelligence, et, même de la dignité, est une construction, et donc qu’elle peut changer. Et, en plus des technologies formidables qui ouvrent les possibles, n’oublions pas de considérer, a priori, tout être humain. C’est vraiment ce qu’expriment les personnes non-oralisantes avec lesquelles j’ai eu l’occasion d’échanger : elles souhaitent être estimées, dans leur singularité et leur humanité. Ce que je considère intéressant, c’est qu’il ne se heurte pas à la science, puisqu’il est en dialogue perpétuel avec elle, et qu’il invite à penser au-delà des catégories, ce qui est difficile pour construire une société, mais nécessaire pour construire une société juste. Il y a besoin d’un grand débat éthique à partir de cette connaissance. Quelles sont les pratiques, les valeurs, les a priori, qui limitent ou, au contraire, ouvrent les perspectives pédagogiques ? Comment parler d’école universelle si l’universalité s’arrête aux frontières de la normalité ?
Propos recueillis par la neurodiversité-France
Cet article est formidable. Merci.
Vous nous offrez d’oser enfin interroger la façon dont nous nous sommes entravés en fournissant la seule forme autorisée des classeurs PECS, bien pauvre limitation de la langue à des besoins fonctionnels, souvent alimentaires. C’est un point fondamental enfin acquis : l’accès à l’écrit est la clé de la langue qui permet l’accès à l’imaginaire et à la communication avec l’autre.