La Neurodiversité France a pris position publiquement contre la psychanalyse, ce qui peut légitimement conduire à s’interroger sur les raisons de cette opposition.
La culpabilisation des parents d’enfants autistes par les croyants au dogme psychanalytique constitue un fait bien connu, les torts causés par ces dogmes aux personnes autistes elles-mêmes (ou bien aux personnes concernées par d’autres neurodiversités) le sont moins. C’est dans ce cadre, et après avoir appris le décès de Charles Melman en octobre 2022 (condoléances sincères à sa famille), que nous souhaitons citer et commenter les propos qu’il a tenus à l’égard des personnes autistes.
Ces propos sont consultables, mot pour mot, dans ses articles ou ses interviews.
Jacques Lacan et créateur de l’Association lacanienne internationale.
Nous allons donc parler de Charles Melman (1931-2022). Charles Melman, c’est qui ? Un psychanalyste lacanien, élève direct de Jacques Lacan et créateur de l’Association lacanienne internationale. Dans ce cadre (je n’ai pas pu vérifier cette information dans des sources secondaires fiables), il semble avoir milité en faveur de l’érection des manuscrits originaux de Sigmund Freud au rang de patrimoine de l’humanité. Charles Melman a aussi régulièrement publié son opinion dans des revues de psychanalyse. Cette opinion, validée par des pairs eux-mêmes psychanalystes dans des revues… de psychanalyse (Cahiers de PréAut et La revue lacanienne), se caractérise par une glorification constante de la parole du maître, doublée d’insultes déshumanisantes adressées aux personnes autistes, qu’il compare à des non-humains sans vie.
Enfin, Charles Melman se contredit lui-même au fil de ses deux publications centrées sur l’autisme
2004 : les autistes morts-vivants
Dans son article de 2004 intitulé « Autisme – Express », Charles Melman déplore l’absence d’expérience de Lacan avec « ces enfants [autistes] qui précisément s’avèrent réfractaires, non concernés, indifférents à la parole et, du même coup, sont privés d’Autre » ; il décrit l’enfant autiste comme ne pouvant « recevoir aucun autre message que celui venu de ses besoins naturels […] le désintérêt pour le visage du personnage nourricier et le défaut de fixation du regard sont des éléments dramatiques de la relation puisqu’ils témoignent, avec le défaut de l’Autre, de l’absence de reconnaissance d’un autre ». Un peu plus loin, Melman décrit les enfants autistes comme des zombies ou des morts-vivants : « la vie organique est ainsi déshabitée de toute ex-sistence et dont la maturation motrice, volontiers précoce, est privée d’intentionnalité. Le désinvestissement du visage (et donc du siège de la voix et du regard) rend plus énigmatique encore l’attachement possible à des objets, suivis des yeux ou portés à la bouche, dont la place dans l’économie reste mystérieuse. Faudrait-il croire que c’est dans un objet mort que l’enfant se reconnaîtrait le mieux lui-même ? »
Il s’ensuit un court examen des causes possibles de l’autisme, au terme duquel Melman propose sa propre théorie, dont nous pouvons juger de la pertinence (ironie) presque vingt ans plus tard :
« Notre thèse est plus simple. Elle repose sur la constatation que la mère du candidat à l’autisme se trouve éventuellement, pour des raisons de structure ou bien seulement occasionnelles, dans l’incapacité de relier son produit à la part de désir qui l’a causé. Entre la parole de la mère, veuve de tout rapport à l’instance phallique ou bien du lien au référent personnellement concerné dans cette naissance, et celle à venir de l’enfant, s’installe un discord qui le rend sourd (rien à entendre qui le concerne) et aveugle (rien à voir dans un monde où il n’est pas représenté). Les cliniciens connaissent bien ces mères qui sont, par caractère, hors-tout, (ça a le goût du pas-toute mais ce n’est pas le pas-toute) ou bien se trouvent provisoirement empêchées, du fait d’un deuil, d’un divorce, du chômage, d’une dépression, etc. Dans ces cas, l’enfant n’a pas de sens ».
Pour Melman en 2004, ce sont donc les mères qui n’ont pas pu relier leur… « produit » (délicieuse façon de parler de leur enfant) au « désir » qui l’a « causé », donc à leur désir pour la toute-puissance du phallus, qui sont responsables de l’autisme.
Un peu plus loin, Melman prêche la possibilité de guérir cet autisme et d’annuler cette faute maternelle par la psychanalyse :
« Il est dans la vérification du fait que, s’ils sont dépistés dès trois mois, il est possible d’entraver l’avenir autistique de ces bébés. Saluons Préaut de le tenter, en nous étonnant qu’il ne rencontre pas davantage l’appui des autorités concernées. Pour une fois, notre pays est en tête dans cette recherche ».
Presque vingt ans plus tard, cette prétention d’« entraver l’avenir autistique de ces bébés » n’est validée par… aucune étude. Nous vous laissons juger de la pertinence, pour les autorités concernées d’avoir rémunéré ce type de structures pseudoscientifiques, ainsi que des professionnels maniant l’insulte à l’égard des citoyens français autistes.
2013 : les parents haineux fabricants de golems
En 2013, durant le troisième plan autisme, Melman publie un éditorial intitulé « Dolto, reviens », dans lequel il déclare d’emblée que la psychanalyse dans l’autisme serait haïe des parents car… « elle consiste à donner la parole au bébé autiste » !
Les bébés autistes ne sont donc plus ces morts vivants « indifférents à la parole », le propos de Melman entrant ici en contradiction avec ce qu’il professait neuf ans plus tôt. Selon Melman, les « bébés destinés à devenir autistes » (il croît toujours à la psychogenèse, malgré l’accumulation des preuves d’implication génétique) deviennent autistes parce qu’ils n’ont pas appris à… « respirer à l’intérieur du langage », et font même « des bronchiolites à répétition » !
Sources ?
Études ?
Voyons, il faut le croire sur parole !
Et Melman de s’extasier que les bébés attrapent « un doigt du thérapeute pour le sucer », croyance en la sexualité infantile oblige. Il assure que le rôle du psychanalyste est de « concilier [les parents] avec leur enfant [autiste] », c’est à dire de « l’élever non par devoir mais par amour ». Parions que Charles Melman soit l’homme le mieux placé au monde pour donner des leçons d’amour aux parents d’enfants autistes ! Seule la psychanalyse est selon lui capable d’enseigner cet amour filial, alors qu’en ce qui concerne l’ABA (analyse comportementale appliquée), il déclare :
« Ce qui est certain, en revanche, est que la méthode comportementaliste pourra, dans les bons cas, leur fabriquer un golem, voire un génie mathématique, mais pas l’enfant inscrit dans une filiation et apte à la poursuivre. Le matériel cérébral est certes apte à toute une série d’éducations et de rééducations – et cette possibilité dans le cas d’autisme infirme les thèses organicistes – mais celles-ci ne peuvent rétroactivement créer le sujet qui aurait à les mettre à son service ».
C’est ainsi qu’après avoir décrit des enfants morts-vivants au moment de leur première consultation avec le psychanalyste, Charles Melman décrit des enfants doués de parole, désireux de parler à l’analyste, que leurs parents transforment en golems stériles via l’ABA.
2014 : les autistes-ordinateurs au calcul stérile
Le 21 février 2014, Charles Melman répond à une interview pour le média régional Le Télégramme. Cet article permet au grand public de prendre connaissance de ses idées sur l’autisme. Son opinion n’a que peu évolué (morts-vivants, golems…), mais elle n’avait jusqu’alors jamais dépassé le petit cercle des lecteurs de revues psychanalytiques. Cette « fuite » est considérée comme catastrophique dans le petit cercle freudo-lacanien, mais elle n’entraîne que peu de condamnations, en dehors de celle de Graciela Crespin.
Durant son interview, Melman répète sa théorie relative à l’origine psychogène de l’autisme ; cette phrase a été commentée et reprise jusqu’au sein de l’assemblée nationale en 2016, en soulignant l’accumulation de preuves d’une origine génétique de l’autisme. Durant cette interview, Melman déclare aussi :
« Ces enfants autistes sont vides comme un golem au sens où leur capacité combinatoire n’a pas de maître ni de limites. Ils ont des capacités de calcul souvent stériles, comme un ordinateur laissé à lui-même. Il n’y a pas d’instance morale ni réflexive venant leur donner une identité. »
La Neurodiversité France s'oppose aux hommages à Charles Melman
À partir des sources que nous venons de rassembler et de citer, quelques points méritent d’être soulignés.
- D’une part, Charles Melman appliquait son jugement à l’ensemble des personnes autistes, et non à quelques-unes (par exemple, celles qu’il a vu en analyse, ou plutôt, qui ont subi son jugement déshumanisant). Ces insultes frappent au bas mot environ 1 % de la population française. Ce type d’insultes ne serait pas acceptable à l’égard d’une religion, d’une orientation sexuelle ou bien une origine géographique. Elles ne le sont évidemment pas à l’égard des personnes autistes.
- Charles Melman vénérait des morts (Sigmund Freud et Jacques Lacan) qui sont à l’origine de ses croyances, et assimilait les autistes vivants, qu’il était supposé aider, à… des morts. Est-il besoin de rappeler, en 2022, que nous autres personnes autistes sommes bien des êtres vivants ?
Nous souhaitons que les insultes, que le mal qui nous a été infligé par Charles Melman, et plus largement par les dogmes freudo-lacaniens, soit reconnu. Enfin, nous nous opposons à toute attribution du nom de Charles Melman en hommage à une structure publique, telle qu’une rue ou un bâtiment, ou pire, à un établissement de type IME. Nous devons déjà subir de multiples écoles baptisées au nom de Françoise Dolto, qui a accusé les filles violées de l’avoir bien cherché.
Rendre hommage à un individu qui nous a ôté jusqu’au statut d’êtres humains est à nos yeux aussi violent que pourrait être un hommage rendu à un esclavagiste, à un violeur, à un auteur de thèses eugénistes ou à un meurtrier. Puisse le nom de Charles Melman sombrer dans la plus profonde des stérilités.
Merci pour cet article. 2004, 2013… Ces « travaux », ces discours sont affreusement récents et votre article montre bien à quel point nous avons encore du chemin à faire pour nous libérer de l’emprise de la psychanalyse dans les milieux de la santé mentale et de la neurodiversité.
Un élément de votre article me pose question cependant : vous présentez la critique de Melman envers l’ABA comme un évident élément de plus à charge.
Je ne sais pas quel est votre positionnement sur le sujet mais il me semble important de dire (ou de rappeler ?) qu’on peut critiquer l’ABA sans être pro-psychanalyse. Ce positionnement duel n’existe réellement qu’en France. Dans les pays anglo-saxons qui se sont débarrassé de la psychanalyse en tant que « science » depuis bien longtemps et qui ont beaucoup plus de recul que nous sur l’ABA, de nombreux autistes prennent la parole pour en dénoncer les abus. Et notamment décrire le sentiment d’être transformé en machine à copier les neurotypiques sans aucune considération pour leurs besoins, particularités, humanité. En cela il me semble que le terme de « golem » ne soit pas complètement galvaudé.
Attention, être d’accord avec un aspect de ce discours (toutes proportions gardées) n’enlève rien au fait que l’approche psychanalytique est profondément problématique, nous a heurté et continue à le faire en France. Ça reste un fléau à combattre.
Mais en dualisant le sujet (psychanalyse contre ABA) nous risquons de perdre la capacité à dénoncer ce qui est également hautement problématique dans ce dernier.
Les psychanalystes un peu malins qui sentent le vent tourner se servent de ça, et bien sûr nous ne devons pas nous appuyer sur leurs critiques de l’ABA pour nous défendre.
Mais j’aurais trouvé pertinent dans votre article de ne pas présenter sa critique de l’ABA comme un élément implicitement à charge, dans la mesure où il va être nécessaire que la France autiste apprenne à critiquer l’ABA – ce qui ne se fera qu’en le sortant de son opposition à la psychanalyse.
Bonjour Madame
tout d’abord merci pour votre commentaire argumenté.
Il n’y a pas ici de promotion d’ABA. Et la critique de l’ABA par Melman n’est pas un argument à charge. Mais le contenu de la critique l’est.
La référence au Golem, géant d’argile sans volonté ni libre arbitre, manœuvré par ses créateurs n’est pas un argument recevable scientifiquement, et demeure moralement douteux.
On ne peut valider la critique d’une discipline si cette critique n’est pas elle-même rigoureuse. C’était le cas de la critique de Melman. Elle était en plus insultante.
La Neurodiversité c’est la reconnaissance de l’unicité de chaque individu, chaque potentiel. Cela commence par la nécessité d’accepter chacune et chacun comme elle ou il est. De fait toute approche niant ce paradigme ne nous paraît pas souhaitable.
Cordialement
Quand nous avons manifesté contre les propos de Melman, publiés dans le journal régional au moment où le service de pédopsychiatrie faisait intervenir Marie Claude Laznik, nous ne nous posions pas la question de la promotion de l’ABA. Nous défendions essentiellement les programmes validés par la HAS, en opposition à la psychanalyse.
Le Monde a donc mis un mois à publier la nécrologie de Charles Melman. Je constate que inénarrable Elisabeth Roudinesco ne s’y est pas astreinte.
« Il a également contribué à la mise en place de la détection précoce de l’autisme, par le truchement de l’association Préaut (même si ses positions théoriques sur cette question ont été critiquées). »
https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/11/20/la-mort-de-charles-melman-grand-maitre-de-la-psychanalyse_6150804_3382.html
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